Il est l’heure de faire le bilan d’un incroyable voyage. Par où commencer ? Ce fut une expérience aussi intense en émotions que belle, une vraie aventure, une tranche de vie de marin, de voyageur, et l’impression d’être un peu un aventurier des temps modernes.
15 octobre : Partir du Monténégro avant que le soleil ne soit définitivement couché, hisser les voiles et partir en direction d’une route qu’aucun bateau de course n’est habitué à emprunter en temps normal. Laisser les voiles se gonfler et entrer les coordonnées de port Saïd en Egypte dans le GPS. Tu sais que la route va être complexe niveau météo, qu’il va falloir gérer autant l’humain que le bateau, avec une méconnaissance totale des zones de navigation que nous allons traverser.
Pour commencer, un système très actif, avec beaucoup de mer, une houle très courte, et si haute ! Le bateau au près serré, à tirer des bord sous tourmentin, sentir la coque sortir entièrement de l’eau avant de s’écraser de tout son poids dans la vague suivante. Le matériel souffre, et les marins aussi. L’équipage est la tête dans le seau, épuisé de ne rien pouvoir avaler, sans plus rien dans le ventre à régurgiter. 48 heures en mode solo et une mauvaise chute de Jessica, blessée au menton, à gérer. Agir vite pour sécuriser la plaie, pour ne pas que ça s’aggrave ni ne s’infecte. Je n’avais encore jamais posé de Stéristrip® dans 40 noeuds de vent !
Heureusement, les conditions s’améliorent clairement derrière, avec une mer lisse, 10 petits noeuds de vent et le bateau qui glisse sur un miroir. Comme toujours : le calme avant la tempête, puis le retour au calme après la tempête.
21 octobre : Quelques jours plus tard, le dessin d’une côte inconnue se dessine devant nous. L’Égypte, et Port Saïd. Des bateaux par centaine qui s’agglutinent et les autorités locales qui nous appellent à la VHF sur un seul et unique canal. On a l’impression de devoir prendre un ticket pour pouvoir parler ! C’est le moment où ça y est, on ne contrôle plus grand chose, il va falloir s’armer de patience et se laisser guider. « Suivez le cargo devant vous et venez vous glisser dans le canal est. » Ok chef !
Soudain, trois bateaux pilotes viennent à notre rencontre, plein de sourires à bord et des yeux qui s’illuminent comme s’ils n’avaient jamais vu de voilier de leur vie. Enfin, pas un comme ça, tout noir avec un tas de trucs qui dépassent de partout, et un mât de 30 mètres de haut. Nous sommes vite amenés vers une petite darse où une pilotine des années 60 avec un moteur de tracteur nous prend en remorque afin d’entamer notre descente du canal de Suez. C’est parti pour la première partie, accompagnés de dauphins, tractés à vive allure (9 noeuds).
À cet instant précis, tu réalises la chance que tu as de faire ce métier, et tu profites de ce moment que tu ne vivras peut-être qu’une fois dans ta vie. Les abords du canal ressemblent aux décors de Mad Max : un désert de sable, aride, avec des constructions militaires par-ci par-là, des ponts flottants amovibles, des sculptures anciennes… Et au milieu de tout ça, des pêcheurs à la rame et toi qui te sens bien petit face à tant d’Histoire.
Après quelques heures de remorquage, nous voilà amarrés à Ismaïlia, port étape entre Port Saïd et Suez, où nous passerons la nuit. Nos premiers pas à terre depuis notre départ, et notre premier contact avec la culture locale. Une escapade incroyable, un fabuleux dîner et une courte nuit de sommeil, avant de repartir le lendemain à l’aube, pour la deuxième partie du canal !
22 octobre : Réveil à 3h30, rapide douche et à 5h nous voilà de nouveau à bord pour le dernier bout du canal. On pensait en avoir déjà pris plein les yeux la veille, mais nous n’avions encore rien vu. Des couleurs de dingue, le soleil qui se lève par-delà les dunes, les voiliers de pêche locaux qui s’activent au cœur d’un lac bondé… Les larmes au coin de l’oeil tellement les émotions sont intenses, et la boîte à souvenirs qui se remplit constamment.
En début d’après-midi, le bateau pilote nous largue et c’est reparti à la voile, dans le golfe de Suez. Un plan d’eau assez étroit, où nous choisissons de naviguer plein vent arrière, voiles en ciseau, pour éviter d’aller jouer entre les plateformes de gaz et le dispositif de séparation de trafic maritime. Et tous les bateaux de pêche sans AIS, sans feux de navigation, qu’il fassent 3 ou 30 mètres de long. Pas très reposant, mais heureusement on avait nos cartes marines et l’expérience fut dingue, encore une fois.
24 octobre : Sortie du golfe après deux nuit aussi lentes que belles, et le chrono qui tourne si on veut être à l’heure pour effectuer nos formalités douanières et ne pas avoir. Attendre 24 heures supplémentaires. Alors on pousse, voiles et moteur, un peu à l’aveugle dans une zone où cette fois, il n’y a pas de carte marine. On fait confiance à nos logiciels pour se frayer un chemin et on arrive pile à l’heure pour faire nos papiers et repartir dans la foulée, le temps de se faire délivrer un dernier permis de naviguer.
25 octobre : Permis reçu, 3 minutes après on mettait les voiles pour AMAALA. Une nuit magique, pour terminer en beauté ce magnifique voyage. Des lumières féeriques, le bateau lancé à 20 noeuds, le bonheur sur terre. La chaleur est écrasante, l’envie d’arriver de plus en plus pressante et au moment de poser à pied à terre, l’équipage prend la mesure de cette formidable aventure.
Un regard à 360° depuis le pont de notre bel IMOCA suffit pour se rendre compte du chemin parcouru et de l’ampleur de ce projet pharaonique que représente AMAALA. Le dépaysement est total, le panorama absolument magnifique, on se sent si petits, le souffle coupé. On sécurise le bateau, on protège le matériel contre le sable et il est temps de lui dire « à dans un mois ».
26 octobre : Nous profitons de 2 jours dans un autre complexe hôtelier développé par Red Sea Global, sur une île alimentée à 100% par des énergies renouvelables. L’occasion de passer du temps avec les gens, et de profiter des eaux turquoises de la Mer Rouge
Ce qu’il se passe dans ce pays est assez incroyable, je pense qu’il faut le voir pour le croire. Moi, je me réjouis déjà d’y retourner pour en découvrir encore davantage, et j’ai hâte d’y voir une flotte d’IMOCA d’ici 2 ans pour l’arrivée de The Ocean Race, en 2027 !
Photo © Pierre Bouras / Team AMAALA